Le Cessez-Le-Feu

Publié le 1 Mai 2011

à Mohammad GHARAZIBAÏE, un enfant mort de la guerre…

 


 

Quel destin malade a mis sur ma route ivre ce compagnon du destin maudit ? Un destin fatidique ? Un destin affamé ? Un destin assoiffé de vengeance ? A quelle fin ? Le dessein d’un destin dessiné au charbon noir… un destin sanguinolent. Une sanguine. Un dessin de sang et d’acier.

 

Qu’est-ce qui l’a un jour planté devant moi, réclamant l’attention, exigeant l’attention, quémandant l’amour et la compréhension dans ce monde de désamour et d’incompréhension ? Mais la compréhension de quoi ? Qu’y pouvais-je moi de toutes façons à cette condamnation ?

Que pouvais-je faire pour cet enfant trop grand qui n’en finira jamais de jouer au petit soldat ?

 

L’amour n’était pas ce que j’aurais dû lui donner. L’amour était tout ce que je pouvais lui donner…

 

Ses nuits remontraient les horreurs de la guerre. Enfant, il avait été enrôlé pour défendre sa mère patrie. Il avait quitté trop tôt les bras chauds de sa mère pour l’appel de cette veule maîtresse. On lui avait mis, à douze ans, une mitraillette entre les mains et l’avait envoyé au front.

Il n’avait pas appris la vie qu’il devait déjà apprendre la mort.


 

Son installation chez moi me laissait follement espérer son salut. Empli, gonflé, enflé, investi que je m’étais d’un travail de rédemption, je voulais me laisser porter, bercer par mes illusions que finalement tout rentrerait dans l’ordre, dans lequel rentrer pour lui.

Ses nuits étaient peuplées de, habitées par des souvenirs maléfiques. Je croyais estomper ses cauchemars comme le vent du désert la dune et un oasis de paix apparaitrait… Je croyais les chasser tel le vent les nuages de l’orage et son ciel s’éclaircirait. Son sombre ciel se découvrirait enfin pour faire place au soleil d’un jour nouveau.

 

Ses rêves étaient hantés par des commandos, des batailles, des assauts, des attaques, des raids aériens, des fuites…

Le rythme saccadé des coups de feu et des explosions battait son sommeil. Il me réveillait. Je courais dans la chambre voisine et m’en allais le calmer, le conforter. Le rassurer, lui demander d’essayer d’oublier. Que pouvais-je faire ? L’horreur déroulait sempiternellement son film derrière ses yeux clos, le poursuivait jusque dans ses derniers et plus intimes retranchements des ces pervers épisodes… Le cessez-le-feu ne viendrait-il jamais ?

 

 

Ma petite sœur se marie’, me dit-il un jour, levant les yeux d’une lettre de sa mère… ‘Tu vas venir chez moi. Nous irons à son mariage.’

Nous partirions dans un mois… Les nuits décomptaient l’issue fatalement heureuse.

 

Cette nuit-là, je l’entendais gémir, geindre, puis hurler. Je ne comprenais plus ces mots. Je ne comprenais pas son mal. Il luttait, il se débattait avec un monstre qui semblait l’écraser. Je le secouais prestement pour le sortir de là.

Je le pris dans mes bras. Je le cajolai. Je le caressai. Je l’aimai cette nuit-là plus que je ne l’aimais jamais…

 

Au réveil, il me reparla de ses expériences de soldat.

L’horreur du front dans le désert… La chaleur, l’attente dans la peur… L’attente dans l’espoir... L’attaque enfin, violente et furtive d’un raid aérien tombé comme la foudre dans le feu du creuset de cet enfer… Les scorpions qui se glissaient partout et pourtant devenus ses seuls amis… Il n’y avait pas de répit… Il n’y avait pas de refuge…

 

Nous étions dans la ville avançant d’un pas alerte, comme poursuivis. Nous marchions dans ce qui semblait vouloir persister d’un massacre. Une ville morte mais dont le cœur se refusait d’arrêter de battre… voulait à nouveau battre… ne demandait qu’à battre… Les immeubles déchirés au sortir de la ville laissaient place aux maisons éventrées quand la ville se fondait en campagne. L’herbe poussait entre les pavés, dans les crevasses des routes encore béantes, dans les ruines des maisons. La vie renaissait de la mort comme d’un long avortement. La reconstruction ne se faisait pas. Les moyens manquaient sûrement. La mémoire brûlait d’une géhenne éternelle sempiternelle et sans pitié. Insatiable homnivore.

 

En marchant, nous passâmes près d’un cimetière et, me saisissant brutalement par l’épaule, il nous plaqua contre terre. Il haletait de frayeur. L’horreur se lisait sur son visage. ‘Mohammad, il n’y a rien. C’est fini maintenant… Il faut y aller.’ Balbutiai-je, hébété tant de la soudaineté de sa réaction que de mon impuissance…

Il se releva presque chancelant, haletant, le regard lointain, le regard livide, le regard perdu dans le lointain comme gravide d’un nouvel assaut. Je voyais dans ses yeux approcher l’ennemi et je ne pourrais pas l’empêcher. Plus rien ne fut dit entre nous pendant un moment interminable. Nous marchions et il ne pensait plus qu’à ça. Il n’avait nul besoin de m le rappeler. Je le sentais vibrer, émaner de sa personne.

 

A quelques centaines de mètres de là, il me força à m’accroupir soudainement près des restes d’une maison. Dans la cave, il y avait deux petits garçons : un très noir et un à la peau claire. Plus loin, dans l’ombre, le cadavre d’un autre petit garçon squattait également. Son corps paraissait merveilleusement bien conservé, ce qui ne faisait qu’ajouter à l’horreur. Ce macchabée indécomposable qui perdurait la vision insoutenable de la mort impitoyable et impertinente. Un des deux garçons, le noir, parlait assez bien l’italien. Je lui demandai son nom. Il me répondit ‘Luigi’. Pourquoi ne pas se fabriquer une autre vie au sortir de tant d’horreur dans tant de mis ère lancinante ?

 

Nous reprîmes notre route sous le soleil brillant et brûlant. Nos pas hâtifs frôlaient le furtif dans ce paysage de désolation, martelant le pavé cuisant. Aucune parole n’était échangée.

L’horreur avait rendez-vous avec l’horreur au prochain carrefour. Il s’arrêta là, à l’angle d’une construction, me retenant, refusant d’avancer de ne s’être assuré, rassuré, que le passage était libre. Il répétait que nous devions passer à couvert. Je tirai son bras, essayant de ne pas voir l’abîme qui écarquillait ses yeux, l’assurant qu’il n’y avait aucun danger. Il me suivit, regardant autour de lui, traqué par ses souvenirs. Son sommeil ne lui apporterait-il jamais le repos du guerrier ?

Son cessez-le-feu ne viendrait-il jamais ?

 

Les nuits ne faisaient que s’éterniser. Le scénario ne faisait que se répéter. Ses nuits devenaient les miennes et je ne pouvais m’en échapper. Je ne pouvais y échapper. Dans son malheur, je ne pouvais que le côtoyer. Le temps se faisait lui-même assassin.

 

Cette nuit-là vint où je le retrouvais blotti contre moi au fond de mon lit. Il tremblait. Il sanglotait. Il me suppliait. Il priait. Il ne savait plus à qui s’en remettre pour chasser ses démons. Il pleurait. Lui si fort si grand pleurait. Il pleurait lui qui ne pleurait jamais. Il pleurait.

Un scorpion l’avait piqué. Au bras droit. Il allait mourir. Il fallait faire vite. Vite il se saisit de son couteau et se tailla la piqûre, suçant pour aspirer le venin qu’il recrachait dans une vapeur de sable brûlant. ‘Mohammad, il n’y a rien. Tu n’as rien. Tu es vivant. Tu es un survivant ! Tu es fort. Tu as gagné. Tu vis. Tu vas vivre encore longtemps !’ Il se blottissait dans mes bras comme un bébé chat. Tout petit. Lui si fort si grand si fier. Il ne prenait presque plus de place.

 

Un bruit qui n’en était pas un dans le silence presque incroyable me réveilla. Il rampait sur le sol, un couteau à la main. La pénombre ne fit rien pour me rassurer et mon inquiétude s’en accrut. ‘Où’ était-il à présent ? La cartographie de la chambre ne pouvait que reproduire infidèlement les lieux du combat. Allait-il m’attaquer si je m’approchais ? Me reconnaîtrait-il ? M’entraînerait-il dans son issue fatidique ? Je n’osais respirer. Je l’appelai seulement. Il ne m’entendit pas. Il surgit soudain de l’autre côté de mon lit et s’abattit sur moi en s’endormant, éreinté du combat qu’il venait de mener. Je ne pouvais pas le réveiller. Je posais ma main sur son épaule et la lui caressai lentement. Comment pouvais-je lui faire sentir que j’étais là avec lui à son côté, de son côté ?

 

Finalement, nous vîmes le jour de notre voyage arriver. Notre arrivée ne fut saluée par aucune réception. L’unique voiture restant avait été réquisitionnée pour aller chercher les marchandises et les nécessaires matrimoniaux dans une ville éloignée par l’état des routes… Nous devrions marcher encore pour rejoindre la maison familiale.

 

La ville avait changé. Les constructions avaient repris.

La vie semblait vouloir renaître. La vie semblait vouloir émerger du vide. Du trou béant de cette vacance… Clopin clopan, une vie brouillonne bouillonnait, grouillait de sa résurgence. Ici, là et encore là, partout on s’affairait déjà à faire revivre ce monde moribond.

 

Trois secousses. Trois violentes secousses sans espoir de rescousse… et il tombait là à mes pieds. Tendu, inanimé. Trempé de sueur dans cet acier glacial et glacé. Luisant, pas reluisant. Sous le soleil ardent… Sous le soleil dardant… dardé de la mort qui l’avait terrassé.

 

Il gisait là encore tendu du choc et pourtant sur son visage se dessinait comme un sourire, signe d’espoir que son parcours était terminé. Je me penchai prestement sur lui en larmes et priai ardemment. Sans doutes les minutes se firent-elles des heures avant que je ne le voie se relever rayonnant, en marche vers une nouvelle vie. Soldat d’un nouveau combat. Combat pour l’espoir.

 

 Jesse CRAIGNOU


Rédigé par paroles-et-musique.over-blog.com

Publié dans #Nouvelles Histoires - Short Stories

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article